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- Écrit par David Sicé
L'homme à la cervelle d'or (1860)
Autre titre : La légende de l'homme à la cervelle d'or.
Noter que cette nouvelle est dans le domaine public.
Sorti en France le 7 juillet 1860 dans Le Monde Illustré.
De Alphonse Daudet.
Noter que cette nouvelle existe en deux versions : original de 1860 publiée dans le journal le Monde illustré, révisée de 1869 incluse dans le recueil Les Lettres de mon moulin.
Pour adultes et adolescents.
Les parents d'un jeune garçon s'aperçoivent à la faveur d'une blessure que la cervelle de l'enfant est faite d'or...
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Le numéro complet du Monde Illustré du 7 juin 1860 est consultable sur le site de la BNF.
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(texte original de 1860)
I
Je suis né dans une petite ville de l’ancienne Souabe, chez le greffier au tribunal, un jour de soleil et de Pentecôte. Ma venue au monde fut accompagnée de quelques signes étranges qu’il est bon de raconter. Toute la famille étant réunie autour du lit de l’accouchée, mon oncle, l’inspecteur aux douanes, me prit délicatement entre ses doigts et m’apporta près de la fenêtre pour me contempler à son aise ; mais la pesanteur de mon petit être le surprit à ce point que le bonhomme effrayé me lâcha et que je m’en allai tomber lourdement sur le carreau, la tête la première. On me crut mort sur le coup, et vous pensez les cris qu’on en poussa ; le crâne d’un nouveau-né est quelque chose de si débile, le tissu en est si frêle, la pelure si délicate ; une aile de papillon glissant là-dessus peut causer les plus grands ravages ! O surprise ! Lé ténuité de mon crâne se ressentit à peine de cette terrible secousse, et ma tête, en touchant le sol, rendit un son métallique et connu de tous qui fit dresser vingt oreilles à la fois. On m’entoure, on me relève, on me palpe, et grande fut la stupeur, quand le docteur déclara que j’avais le sommet de la tête et la cervelle en or, à preuve un fragment qui s’était détaché dans ma chute, et qu’on reconnut être un morceau d’or très-pur et très-fin.
- Singulier enfant ! dit Monsieur le docteur en hochant la tête.
- Destiné à de grandes choses ! ajouta mon père hors de lui.
- Et qui doit valoir beaucoup d’argent, fit judicieusement observer mon oncle.
Avant de se séparer, on se promit le plus grand secret sur l’aventure : ce fut là la première pensée de ma mère, qui craignait que ma valeur une fois connue ne vint à tenter la cupidité de méchantes gens. J’étais, du reste, un enfant comme tous les autres, mangeant ou plutôt buvant bien, avec cela très-précoce et porteur d’allures drôlettes à dérider le front le plus sévère. Crainte d’accident, ma mère voulut me nourrir elle-même ! Je grandis donc dans notre vieille maison de la rue des Tanneurs, ne mettant presque jamais le nez dehors, toujours caressé, choyé, surveillé, talonné, n’osant faire un pas à moi seul de peur d’abîmer ma précieuse personne, et regardant tristement à travers les vitres mes petits voisins jouer aux osselets dans la rue et cabrioler à leur aise dans les ruisseaux. Comme vous pensez, on se garda bien de m’envoyer à l’école ; mon père fit venir à grands frais des maîtres à la maison, et j’acquis en peu de temps une instruction présentable. J’avouerai même que j’étais doué d’une intelligence qui surprenait les gens, et dont mes parents et moi nous avions seuls le secret. Qui n’eût été intelligent avec une cervelle riche comme la mienne ? Un jour ne se passait pas sans que chez nous on ne bénît le Ciel d’avoir fait un miracle en ma faveur et d’avoir honoré un enfant prodige l’humble demeure du greffier.
Ah ! faveur maudite ! exécrable présent ! ne pouviez-vous donc tomber sur la maison d’en face ?
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(version révisée de 1869 sous le titre "La légende de l'homme à la cervelle d'or")
En lisant votre lettre, madame, j’ai eu comme un remords. Je m’en suis voulu de la couleur un peu trop demi-deuil de mes historiettes, et je m’étais promis de vous offrir aujourd’hui quelque chose de joyeux, de follement joyeux.
Pourquoi serais-je triste, après tout ? Je vis à mille lieues des brouillards parisiens, sur une colline lumineuse, dans le pays des tambourins et du vin muscat. Autour de chez moi tout n’est que soleil et musique ; j’ai des orchestres de culs-blancs, des orphéons de mésanges ; le matin, les courlis qui font : « Coureli ! coureli ! » à midi, les cigales, puis les pâtres qui jouent du fifre, et les belles filles brunes qu’on entend rire dans les vignes… En vérité, l’endroit est mal choisi pour broyer du noir ; je devrais plutôt expédier aux dames des poèmes couleur de rose et des pleins paniers de contes galants.
Eh bien, non ! je suis encore trop près de Paris. Tous les jours, jusque dans mes pins, il m’envoie les éclaboussures de ses tristesses… À l’heure même où j’écris ces lignes, je viens d’apprendre la mort misérable du pauvre Charles Barbara ; et mon moulin en est tout en deuil. Adieu les courlis et les cigales ! Je n’ai plus le cœur à rien de gai… Voilà pourquoi, madame, au lieu du joli conte badin que je m’étais promis de vous faire, vous n’aurez encore aujourd’hui qu’une légende mélancolique.
Il était une fois un homme qui avait une cervelle d’or ; oui, madame, une cervelle toute en or. Lorsqu’il vint au monde, les médecins pensaient que cet enfant ne vivrait pas, tant sa tête était lourde et son crâne démesuré. Il vécut cependant et grandit au soleil comme un beau plant d’olivier ; seulement sa grosse tête l’entraînait toujours, et c’était pitié de le voir se cogner à tous les meubles en marchant… Il tombait souvent. Un jour, il roula du haut d’un perron et vint donner du front contre un degré de marbre, où son crâne sonna comme un lingot. On le crut mort ; mais, en le relevant, on ne lui trouva qu’une légère blessure, avec deux ou trois gouttelettes d’or caillées dans ses cheveux blonds. C’est ainsi que les parents apprirent que l’enfant avait une cervelle en or.
La chose fut tenue secrète ; le pauvre petit lui-même ne se douta de rien. De temps en temps, il demandait pourquoi on ne le laissait plus courir devant la porte avec les garçonnets de la rue.
— On vous volerait, mon beau trésor ! lui répondait sa mère…
Alors le petit avait grand’peur d’être volé ; il retournait jouer tout seul, sans rien dire, et se trimbalait lourdement d’une salle à l’autre…
À dix-huit ans seulement, ses parents lui révélèrent le don monstrueux qu’il tenait du destin ; et, comme ils l’avaient élevé et nourri jusque-là, ils lui demandèrent en retour un peu de son or. L’enfant n’hésita pas ; sur l’heure même, — comment ? par quels moyens ? la légende ne l’a pas dit, — il s’arracha du crâne un morceau d’or massif, un morceau gros comme une noix, qu’il jeta fièrement sur les genoux de sa mère… Puis tout ébloui des richesses qu’il portait dans la tête, fou de désirs, ivre de sa puissance, il quitta la maison paternelle et s’en alla par le monde en gaspillant son trésor...
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- Écrit par David Sicé
Moby Dick (1851)
Titre original : The Whale (la Baleine).
Sorti en Angleterre le 18 octobre 1851 chez Richard Bentley,
Sorti aux USA le 14 novembre 1851 chez Harper & Brothers.
Traduit en français en 1928 par Marguerite Gay chez Gedalge.
Nombreuses rééditions et traductions.
Notamment adapté en film en 1956 avec Gregory Peck.
De Herman Melville, inspiré notamment par le naufrage du baleinier l’Essex en 1820, raconté par l'un des survivants dans Narrative of the Most Extraordinary and Distressing Shipwreck of the Whale-Ship 1821 Essex.
Pour adultes et adolescents.
(Aventure, horreur, monstre, merveilleux réaliste, presse) En décembre, Ishmael se rend de l'île de Manhattan à New Bedford, dans le Massachusetts, avec l'intention de s'engager dans un voyage de chasse à la baleine. L'auberge où il arrive est surpeuplée, il doit donc partager un lit avec Queequeg, un Polynésien cannibale et tatoué, un harponneur dont le père était roi de l'île de Rokovoko. Le lendemain matin, Ishmael et Queequeg assistent au sermon du père Mapple sur Jonas, puis se rendent à Nantucket. Ismaël s'inscrit auprès des armateurs quakers Bildad et Peleg pour un voyage sur leur baleinier Pequod. Peleg décrit le capitaine Achab : "C'est un grand homme, impie, semblable à un dieu" qui a néanmoins "ses humanités". Ils engagent Queequeg le lendemain matin. Un homme nommé Elijah prophétise un sort funeste si Ismaël et Queequeg rejoignent Achab. Pendant que les provisions sont chargées, des silhouettes sombres montent à bord du navire. Par un froid jour de Noël, le Pequod quitte le port...
*
Le texte original de Herman Melville en 1851.
CHAPTER I.
LOOMINGS.
Call me Ishmael. Some years ago—never mind how long precisely—having little or no money in my purse, and nothing particular to interest me on shore, I thought I would sail about a little and see the watery part of the world. It is a way I have of driving off the spleen, and regulating the circulation. Whenever I find myself growing grim about the mouth; whenever it is a damp, drizzly November in my soul; whenever I find myself involuntarily pausing before coffin warehouses, and bringing up the rear of every funeral I meet; and especially whenever my hypos get such an upper hand of me, that it requires a strong moral principle to prevent me from deliberately stepping into the street, and methodically knocking people’s hats off—then, I account it high time to get to sea as soon as I can. This is my substitute for pistol and ball. With a philosophical flourish Cato throws himself upon his sword; I quietly take to the ship. There is nothing surprising in this. If they but knew it, almost all men in their degree, some time or other, cherish very nearly the same feelings towards the ocean with me.
There now is your insular city of the Manhattoes, belted round by wharves as Indian isles by coral reefs—commerce surrounds it with her surf. Right and left, the streets take you waterward. Its extreme down-town is the battery, where that noble mole is washed by waves, and cooled by breezes, which a few hours previous were out of sight of land. Look at the crowds of water-gazers there.
Circumambulate the city of a dreamy Sabbath afternoon. Go from Corlears Hook to Coenties Slip, and from thence, by Whitehall, northward. What do you see?—Posted like silent sentinels all around the town, stand thousands upon thousands of mortal men fixed in ocean reveries. Some leaning against the spiles; some seated upon the pier-heads; some looking over the bulwarks of ships from China; some high aloft in the rigging, as if striving to get a still better seaward peep. But these are all landsmen; of week days pent up in lath and plaster—tied to counters, nailed to benches, clinched to desks. How then is this? Are the green fields gone? What do they here?
But look! here come more crowds, pacing straight for the water, and seemingly bound for a dive. Strange! Nothing will content them but the extremest limit of the land; loitering under the shady lee of yonder warehouses will not suffice. No. They must get just as nigh the water as they possibly can without falling in. And there they stand—miles of them—leagues. Inlanders all, they come from lanes and alleys, streets and avenues—north, east, south, and west. Yet here they all unite. Tell me, does the magnetic virtue of the needles of the compasses of all those ships attract them thither?
Once more. Say, you are in the country; in some high land of lakes. Take almost any path you please, and ten to one it carries you down in a dale, and leaves you there by a pool in the stream. There is magic in it. Let the most absent-minded of men be plunged in his deepest reveries—stand that man on his legs, set his feet a-going, and he will infallibly lead you to water, if water there be in all that region. Should you ever be athirst in the great American desert, try this experiment, if your caravan happen to be supplied with a metaphysical professor. Yes, as every one knows, meditation and water are wedded for ever.
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Traduction au plus proche
CHAPITRE PREMIER.
IMMINENCES.
Appelez-moi Ishmael. Il y a quelques années — je ne me souviens plus depuis combien de temps exactement — n'ayant pas ou peu d'argent dans ma bourse, et rien de particulier pour m'intéresser à la côte, je pensais naviguer un peu et voir la partie aquatique du monde. C’est une manière que j’ai de chasser la mélancolie et de retrouver de l’énergie. Chaque fois que je me découvre les coins de la bouche qui tombent, chaque fois qu’un mois de novembre humide et bruineux s’installe dans mon âme, chaque fois que je me surprends à m'arrêter involontairement devant les magasins de cercueils et à fermer la marche de tous les enterrements que je rencontre, et surtout chaque fois que mes bas ont tellement le dessus sur moi qu'il faut un principe moral fort pour m'empêcher de sortir délibérément dans la rue et de cogner méthodiquement les gens en pleine face, alors je considère qu'il est grand temps de prendre la mer aussitôt que possible. C'est mon substitut au pistolet et à la balle dans la tempe. Dans un geste philosophique, Caton se jette sur son épée ; moi, je m'embarque tranquillement sur un navire. Il n'y a rien d'étonnant à cela. Si seulement ils le savaient, presque tous les hommes à leur degré, à un moment ou à un autre, éprouveraient presque les mêmes sentiments que moi à l'égard de l'océan.
Et voilà maintenant notre ville insulaire de Manhattan, entourée de quais comme les îles indiennes le sont de récifs coralliens — le commerce l'entoure de l’écume de ses vagues. A droite et à gauche, les rues vous mènent à l'eau. L'extrémité de la ville est le parc de la Batterie d’Artillerie, où ce noble môle est lessivé par les vagues et rafraîchi par des brises qui, quelques heures auparavant, ignoraient tout de la terre. Regardez donc les foules de scrutateurs des eaux qui s'y trouvent postés.
Faites donc le tour de la ville par un après-midi de sabbat rêveur. Allez des quais mal famés de Corlaer à la promenade des halages de Coenties, et de là, par Maison-Blanche, en direction du le nord. Que voyez-vous ? — Posés comme des sentinelles silencieuses tout autour de la ville, des milliers et des milliers de mortels plongés dans des rêveries océaniques. Certains sont adossés aux pilotis, d'autres sont assis sur le rebord du bout des quais, d'autres encore regardent par-dessus les bastingages des navires venus de Chine, d'autres enfin sont haut perchés dans les gréements, comme s'ils s'efforçaient d'avoir un aperçu plus vaste du lointain de la mer. Mais ceux-là sont tous des terriens, qui passent leurs semaine enfermés entre des lambris et du plâtre, ligotés à leurs comptoirs, cloués à leurs bancs, cramponnés à leurs bureaux. Mais comment expliquer ça ? Où sont passés les champs verdoyants ? Qu’ont-ils à faire plantés là ?
Mais regardez donc ! Voilà qu’arrivent d'autres foules marchant droit vers l'eau comme résolus à y plonger. Étrange ! Rien ne peut les satisfaire sinon d’arriver tout au bout de la terre ; flâner sous le vent à l’ombre de ces entrepôts ne leur suffira pas. Non. Ils doivent s'approcher le plus possible de l'eau au risque d’y tomber. Et les voilà qui se tiennent en rang debout, des kilomètres d’entre eux. Tous des terriens, ils arrivent des ruelles et des allées, des rues et des avenues, du nord, de l'est, du sud et de l'ouest. Et pourtant, ici, ils se retrouvent tous réunis. Dites-moi, est-ce le pouvoir magnétique des aiguilles des compas de tous ces navires qui les attire ici ?
Mais encore. Imaginez que vous soyez à la campagne, dans quelque haute terre de lacs. Prenez presque n'importe quel chemin, et dix contre un qu'il vous descendra dans un vallon, et vous laissera là près d'une mare remplie par un cours d’eau. Il y a de la magie là-dessous. Que le plus distrait des hommes soit plongé dans ses plus profondes rêveries, mettez-le sur ses pieds, faites-le marcher, et il vous conduira infailliblement à l'eau, si eau il y a dans toute cette région. Et si jamais il vous prenait d’avoir soif dans le grand désert américain, tentez cette expérience, si par hasard votre caravane comportait un professeur de métaphysique. Oui, comme tout le monde le sait, la méditation et l'eau sont mariées à jamais.
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La traduction française de Marguerite Gay de 1928
CHAPITRE I
Mirage
Appelez-moi Ismaël. Voici quelques années — peu importe combien — le porte-monnaie vide ou presque, rien ne me retenant à terre, je songeai à naviguer un peu et à voir l’étendue liquide du globe. C’est une méthode à moi pour secouer la mélancolie et rajeunir le sang. Quand je sens s’abaisser le coin de mes lèvres, quand s’installe en mon âme le crachin d’un humide novembre, quand je me surprends à faire halte devant l’échoppe du fabricant de cercueils et à emboîter le pas à tout enterrement que je croise, et, plus particulièrement, lorsque mon hypocondrie me tient si fortement que je dois faire appel à tout mon sens moral pour me retenir de me ruer délibérément dans la rue, afin d’arracher systématiquement à tout un chacun son chapeau… alors, j’estime qu’il est grand temps pour moi de prendre la mer. Cela me tient lieu de balle et de pistolet. Caton se lance contre son épée avec un panache philosophique, moi, je m’embarque tranquillement ; Il n’y a là rien de surprenant. S’ils en étaient conscients, presque tous les hommes ont, une fois ou l’autre, nourri, à leur manière, envers l’Océan, des sentiments pareils aux miens.
Voyez votre cité sur l’île de Manhattan, ceinturée de quais comme les récifs de corail entourent les îles des mers du sud, et que le commerce bat de toutes parts son ressac. A droite et à gauche ses rues mènent à la mer. La Batterie forme l’extrême pointe de la ville basse, dont le noble môle est balayé par les vagues et les vents frais encore éloignés de la terre quelques heures auparavant. Voyez, se réunir là, la foule des badauds de la mer !
Flânez dans la ville par une rêveuse après-midi de Sabbat. Allez de Corlears Hook à Coenties Slip, de là poussez au nord par Whitehall. Que voyez-vous ? Sentinelles silencieuses, plantées partout dans la ville, des milliers et des milliers d’hommes sont figés dans des songes océaniques. Les uns sont adossés aux pilotis, les autres assis au bout des digues, certains se penchent vers les pavois des navires de la Chine, d’autres, comme pour mieux contempler la mer, se sont hissés les gréements. Mais tous sont des terriens, cloîtrés toute la semaine entre des cloisons de bois ou de plâtre… rivés à des comptoirs, cloués à des bancs, courbés sur des bureaux. Comment cela se fait-il ? Les vertes prairies ont-elles disparues ? Que font-ils là ?
Mais voyez ! voici que des foules nouvelles arrivent, fonçant droit vers l’eau, destinées, semble-t-il, à un plongeon. Étrange ! Rien en paraît devoir les satisfaire hormis l’ultime limite de la terre, une halte dans l’ombre abritée des entrepôts ne leur suffit pas. Non, il leur faut s’approcher de l’eau d’aussi près qu’ils le peuvent sans y tomber. Et ils sont là, échelonnés sur des milles, sur des lieues. Tous venus, de l’intérieur des terres, par les sentiers et les allées, les rues et les avenues, du nord, de l’est, du sud et de l’ouest. Ils se sont tous agglutinés là, pourtant. Dites-moi, le pouvoir magnétique des aiguilles de tous ces compas marins les a-t-il attirés d’aussi loin ?
Et encore. Imaginez que vous êtes à la campagne, dans quelque haute région de lacs. Prenez le chemin qu’il vous plaira, n’importe lequel, neuf fois sur dix, il vous amènera au fond d’un vallon, près d’une flaque abandonnée par un ruisseau. C’est de la magie ! Prenez le plus distrait des hommes, absorbé dans la plus profonde des rêveries, dressez-le sur ses jambes, incitez-le à poser un pied devant l’autre, et il vous conduira infailliblement vers l’eau, pour autant qu’il y en ait dans la région. Viendriez-vous à mourir de soif dans le grand désert américain, tentez l’expérience si un professeur de métaphysique fait partie de votre caravane. Certes, chacun le sait, l’eau et la méditation vont de pair à jamais.
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Ici la page du forum Philippe-Ebly.fr consacrée à ce roman.
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- Écrit par David Sicé
Østenfor sol og vestenfor måne (1844)
Titre français : A l’Est du Soleil, à l’Ouest de la Lune.
Titre anglais : East of the Sun and West of the Moon.
Ce conte est une très probable transposition populaire d'un chapitre des Métamorphoses d'Ovide.
Publié pour la première fois en Norvège dans Norske Folkeeventyr, volume 2 en 1844.
Traduit en anglais notamment sous la direction d’Andrew Langue dans The Blue Fairybook en 1889.
Notamment adapté en français par Anne Dechanet pour une édition illustrée par P. J. Lynch aux éditions Gründ en 1991.
De Peter Christen Asbjörnsen.
Pour tout public.
(Fantasy) Un Ours Blanc frappe à la porte d’un paysan et lui offre d’acheter sa plus jeune fille, la plus belle, pour toutes les richesses dont il rêve. La jeune fille n’est pas d’accord, le paysan et ses frères et sœurs le sont et la jeune fille cède et part à dos d’Ours Blanc jusqu’à un riche château enchanté. Seulement la nuit, un homme qu’elle ne connait pas plus vient visiter son lit dans l’obscurité totale, seulement pour dormir avec elle. La jeune fille s’en accommode, puis comme le temps passe, cela la chagrine et elle commence à se poser des questions…
Illustration extraite du Blue Fairy Book de 1889 d'Andrew Lang.
Toute ressemblance avec l'héroïne d'à la Croisée des Mondes 1: Les royaumes du Nord de Philip Pullman n'est pas une coïncidence.
*
Le texte original norvégien de Peter Christen Asbjörnsen extrait de Norske Folkeeventyr volume 2 publié en 1844.
Østenfor sol og vestenfor måne
Det var engang en fattig husmann, som hadde stua full av barn og ikke stort å gi dem, hverken av mat eller klær; vakre var de alle, men den vakreste var den yngste datteren, som var så vakker at det ikke var måte på det.
Så var det en torsdagskveld sent om høsten; det var stygt vær ute og fælt mørkt, og regne og blåse gjorde det så det knaket i veggene; de satt omkring peisen og hadde noe å stelle med alle sammen. Rett som det var, så banket det tre ganger på ruten. Mannen gikk ut og skulle se hva som var på ferde, og da han kom ut, sto der en stor, stor kvitbjørn der.
"God kveld du!" sa kvitbjørnen.
"God kveld!" sa mannen.
"Vil du gi meg den yngste datteren din, skal jeg gjøre deg likså rik som du nå er fattig," sa han.
Ja, mannen syntes det var nokså gildt at han skulle bli så rik, men han syntes da han måtte snakke med datteren først, og gikk inn og sa at det var en stor kvitbjørn ute, som lovte han skulle gjøre dem så rike, når han bare kunne få henne. Hun sa nei og ville nødig, og så gikk mannen ut igjen, og ble så forlikt med kvitbjørnen at den skulle komme igjen neste torsdagskvelden og hente svar. Imens ga de henne hverken rist eller ro, de snakket og leste opp for henne om all rikdommen de skulle komme til, og om hvor godt hun skulle ha det selv, og til sist ga hun seg da. Hun vasket seg og stelte i stand fillene sine, pyntet seg gå godt hun kunne, og holdt seg reiseferdig. Ikke stort var det hun skulle ha med heller.
Neste torsdagskvelden kom kvitbjørnen og skulle hente henne; hun satte seg på ryggen av den med tullen sin, og så bar det avsted.
Da de hadde kommet et godt stykke på veien, sa kvitbjørnen: "Er du redd?"
— Nei, det var hun da ikke.
"Ja, hold deg bare godt fast i ragget mitt, så har det ingen fare heller," sa den.
*
La traduction au plus proche du norvégien
A l'est du soleil et à l’ouest de la lune
Il était une fois un pauvre maître de maison qui avait un foyer plein d'enfants et pas grand-chose à leur donner, ni nourriture ni vêtements ; elles étaient toutes jolies, mais la plus jolie était la plus jeune fille, qui était si belle qu'il n'y avait pas moyen de s'en passer.
Puis c'était un jeudi soir à la fin de l'automne ; il faisait mauvais dehors et terriblement sombre, et la pluie et le vent faisaient que les murs se fendillaient ; ils s'asseyaient autour de la cheminée et s'occupaient de tout le monde. Ainsi il en était, lorsqu’on frappa trois fois sur le carreau de la fenêtre. L'homme sortit pour voir ce qui se passait, et quand il fut dehors, il y avait un grand, grand ours blanc qui se tenait là.
— Bonsoir à toi ! dit l'ours blanc.
— Bonsoir ! dit l'homme.
— Si vous me donnez votre plus jeune fille, je vous rendrai aussi riche que vous êtes maintenant pauvre, l’ours déclara.
Oui, l'homme pensa que c'était une bonne chose qu'il devienne si riche, mais il pensa aussi qu'il devait d'abord parler à sa fille, et il retourna à l’intérieur et dit qu'il y avait un gros ours blanc dehors, qui avait promis qu'il les feraient très riche, s’il pouvait l'avoir. Elle répondit non, dégoûtée, alors l'homme est ressorti et s’accorda avec l'ours blanc pour qu’il revienne le jeudi soir suivant pour obtenir sa réponse. En attendant, ils ne donnèrent à la jeune fille ni repos ni répit, ils lui parlèrent et lui firent la liste de toutes les richesses qu'ils allaient obtenir, et à quel point elle allait s’en trouver bien, et finalement elle renonça. Elle lava et arrangea ses haillons, s'habilla du mieux qu'elle pu et se tena prête pour le voyage. Ce qu'elle pouvait emporter n'était pas grand-chose.
Le jeudi soir suivant, l'ours blanc vint la chercher ; elle s’asseya à l'arrière avec son ballot, puis ils s’en allèrent.
Quand ils eurent parcouru une bonne distance sur la route, l'ours blanc demanda : « As-tu peur ?
— Non, je n’ai pas peur.
— Eh bien, tiens-toi bien à mon manteau et tu ne courras aucun danger, dit-il.
*
Le texte anglais d’Andrew Lang de 1889 pour The Blue Fairybook.
East of the Sun and West of the Moon
Once upon a time there was a poor husbandman who had many children and little to give them in the way either of food or clothing. They were all pretty, but the prettiest of all was the youngest daughter, who was so beautiful that there were no bounds to her beauty.
So once—it was late on a Thursday evening in autumn, and wild weather outside, terribly dark, and raining so heavily and blowing so hard that the walls of the cottage shook again—they were all sitting together by the fireside, each of them busy with something or other, when suddenly some one rapped three times against the window-pane. The man went out to see what could be the matter, and when he got out there stood a great big white bear.
“Good-evening to you,” said the White Bear.
“Good-evening,” said the man.
“Will you give me your youngest daughter?” said the White Bear; “if you will, you shall be as rich as you are now poor.”
Truly the man would have had no objection to be rich, but he thought to himself: “I must first ask my daughter about this,” so he went in and told them that there was a great white bear outside who had faithfully promised to make them all rich if he might but have the youngest daughter.
She said no, and would not hear of it; so the man went out again, and settled with the White Bear that he should come again next Thursday evening, and get her answer. Then the man persuaded her, and talked so much to her about the wealth that they would have, and what a good thing it would be for herself, that at last she made up her mind to go, and washed and mended all her rags, made herself as smart as she could, and held herself in readiness to set out. Little enough had she to take away with her.
Next Thursday evening the White Bear came to fetch her. She seated herself on his back with her bundle, and thus they departed. When they had gone a great part of the way, the White Bear said: “Are you afraid?”
“No, that I am not,” said she.
“Keep tight hold of my fur, and then there is no danger,” said he.
*
La traduction au plus proche de l’anglais
À l'est du soleil et à l'ouest de la lune
Il était une fois un pauvre paysan qui avait beaucoup d'enfants et peu de choses à leur donner, que ce soit en nourriture ou en vêtements. Ils étaient tous jolis, mais la plus jolie de tous était la plus jeune des filles, qui était si belle qu'il n'y avait pas de limites à sa beauté.
Un jour - c'était tard un jeudi soir d'automne, il faisait un temps sauvage dehors, terriblement sombre, et il pleuvait si fort et soufflait si fort que les murs de la maison tremblaient à nouveau - ils étaient tous assis ensemble au coin du feu, chacun occupé à quelque chose, quand soudain quelqu'un frappa trois fois contre le carreau de la fenêtre. L'homme sortit pour voir ce qui se passait, et quand il sortit, un grand ours blanc se tenait là.
— Bonsoir à vous, dit l'ours blanc.
— Bonsoir, dit l'homme.
— Veux-tu me donner ta plus jeune fille ? dit l'Ours blanc ; si tu le fais, tu seras aussi riche que tu es pauvre maintenant.
En vérité, l'homme n'aurait eu aucune objection à être riche, mais il se dit à lui-même : « Je dois d’abord parler de ça à ma fille. » Il revint donc à l’intérieur et leur dit qu'il y avait dehors un grand ours blanc qui avait promis sur l’honneur de les rendre tous riches s'il pouvait avoir la plus jeune de ses filles.
Elle refusa et ne voulut plus en entendre parler. L'homme ressortit donc et s'entendit avec l'ours blanc pour qu'il revienne jeudi soir prochain et obtienne sa réponse. L'homme la pressa, et lui parla tellement de la richesse qu'ils auraient, et de ce que ce serait une bonne chose pour elle, qu’à la fin elle se décida à partir, lava et raccommoda toutes ses guenilles, se fit aussi belle que possible, et se tint prête à partir. Elle avait assez peu de choses à emporter avec elle.
Le jeudi soir suivant, l'Ours blanc vint la chercher. Elle s'assit sur son dos avec son paquet, et c'est ainsi qu'ils partirent. Quand ils eurent fait une bonne partie du chemin, l'Ours blanc dit : "As-tu peur ?
— Non, je n'ai pas peur, dit-elle.
— Tiens-toi bien à ma fourrure, et il n'y aura aucun danger, dit-il.
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L’adaptation française de Anne Dechanet de 1991 pour Gründ
À l'est du soleil et à l'ouest de la lune
Il était une fois un pauvre homme qui avait tant d’enfants qu’il ne pouvait pas tous les nourrir ni les vêtir. Ses enfants étaient tous très beaux, mais la cadette était de loin la plus jolie, c’était vraiment la plus jolie fillette qu’on puisse imaginer.
Un jeudi soir — on était en automne —, il faisait si mauvais dehors que les murs de la chaumière se mirent à trembler. La nuit était noire, et la pluie tombait, et le vent soufflait. Ils étaient tous assis devant la cheminée, occupés à diverses besognes lorsque, soudain, ils entendirent frapper au carreau de la fenêtre. Le père sortit pour voir ce qui se passait et se retrouva devant un grand Ours Blanc.
— Bonsoir à vous.
— A vous de même, répondit l’homme.
— Accepteriez-vous de me donner votre cadette ? demanda l’Ours. En échange, je vous rendrai aussi riche que vous êtes pauvre.
Devenir riche ne déplaisait pas à l’homme.
Mais il devait d’abord s’entretenir avec sa fille. Il rentra dans la maison et expliqua à ses enfants qu’un grand Ours Blanc attendait dehors et lui avait promis de les rendre très riches s’il pouvait emmener la cadette.
— Non ! s’écria immédiatement la jeune fille. Et il fut impossible de la faire changer d’avis. Alors l’homme ressortit et expliqua à l’Ours Blanc qu’il aurait une réponse le jeudi suivant.
Entre-temps, le père ne cessa de parler à sa fille, de lui dire combien ils seraient riches, et combien elle serait heureuse. Il parla tant qu’elle finit par céder, lava et raccommoda ses guenilles, et se fit aussi élégante que possible. Elle fut bientôt prête à partir. Elle avait peu de choses à emporter.
Le jeudi soir, l’Ours Blanc vint la chercher.
Elle grimpa sur son dos avec son petit baluchon, puis ils partirent. Ils avaient déjà parcouru un long chemin, lorsque l’Ours lui demanda :
— Tu n’as pas peur ?
Non, elle n’avait pas peur.
— Tu ne risques rien si tu t’accroches bien fort à ma fourrure, lui dit l’Ours…
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Ici la page du forum Philippe-Ebly.fr consacrée à ce roman.
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- Détails
- Écrit par David Sicé
Les Trois Mousquetaires (1844)
Publié en France en sept parties du 14 mars 1844 au 14 juillet 1844 dans le journal Le Siècle FR.
Publié en roman pour la première fois en 1849 à Paris chez ?
Réimprimé de nombreuses fois jusqu'à nos jours.
De Alexandre Dumas.
Pour adultes et adolescents.
(Aventure de cape et d’épées,) Le Royaume de France, 1626. Le jeune d’Artagnan, têtu et susceptible, monte à Paris sur un cheval jaune cadeau de son père — armé de son épée et d’une lettre de recommandation au capitaine des Mousquetaires du Roi, Monsieur de Tresville. Mais un homme lui vole la lettre en chemin, et quand D’Artagnan le revoit de la fenêtre de chez Monsieur de Tréville, il se lance à sa poursuite, froissant les susceptibilités de trois mousquetaires plus agueris que Tréville venait d’humilier devant lui.
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Le texte original de Alexandre Dumas, feuilleton de 1844 pour le journal du Siècle.
LES TROIS MOUSQUETAIRES
Préface
Dans laquelle il est établi que malgré leurs noms en os et en is, les héros de l’histoire que nous allons avoir l’honneur de raconter à nos lecteurs n’ont rien de mythologique.
Il y a un an à peu près, qu’en faisant à la Bibliothèque royale des recherches pour mon histoire de Louis XIV, je tombai par hasard sur les Mémoires de M. d’Artagnan,—imprimés, comme la plus grande partie des ouvrages de cet époque, où les auteurs tenaient à dire la vérité sans aller faire un tour plus ou moins long à la Bastille,—à Amsterdam, chez Pierre Rouge. Le titre me séduisit, je les emportai chez moi, avec la permission de M. le conservateur, bien entendu, et je les dévorai.
Mon intention n’est pas de faire ici une analyse de ce curieux ouvrage, et je me contenterai d’y renvoyer ceux de mes lecteurs qui apprécient les tableaux d’époque. Ils y trouveront des portraits crayonnés de main de maître, et quoique ces esquisses soient pour la plupart du temps tracées sur des portes de caserne, et sur des murs de cabaret, ils n’y reconnaîtront pas moin, aussi ressemblans que dans l’histoire de M. Anquetil, les images de Louis XIII, d’Anne d’Autriche, de Richelieu, de Mazarin et de la plupart des courtisans de l’époque.
Mais, comme on le sait, ce qui frappe l’esprit capricieux du poète, n’est pas toujours ce qui impressionne la masse des lecteurs. Or, tout en admirant, comme les autres les admireront sans doute, les détails que nous avons signalés, la chose, qui nous préoccupe le plus est une chose à laquelle, bien certainement, personne avant nous n’avait fait la moindre attention.
D’Artagnant raconte qu’à sa première visite à M. de Tréville, capitaine des mousquetaires du roi, il rencontra dans son antichambre trois jeunes gens servant dans l’illustre corps où il sollicitait l’honneur d’être reçu, et ayant noms Athos, Porthos et Aramis.
Nous l’avouons, ces trois noms étranges nous frappèrent, et il nous vint aussitôt à l’esprit qu’ils n’étaient que des pseudonymes, à l’aide desquels d’Artagnan avait déguisé des noms peut-être illustres, si toutefois les porteurs de ces noms d’emprunt ne les avaient pas choisis eux-même le jour où, par caprice, par mécontentement ou par défaut de fortune, ils avaient endossé la simple casaque de mousquetaires.
Dès lors nous n’eûmes plus de repos que nous n’eussions retrouvé dans les ouvrages contemporains une trace quelconque de ces noms extraordinaires qui avaient si fort éveillé notre curiosité.
Le seul catalogue des livres que nous lûmes pour arriver à ce but remplirait le feuilleton tout entier, ce qui serait peut-être fort instructif, mais à coup sûr peu amusant pour nos lecteurs. Nous nous contenterons donc de leur dire qu’au moment où, découragé de tant d’investigations infructueuses, nous allions abandonner notre recherche, nous trouvâmes enfin, guidé par les conseils de notre illustre et davant ami Paulin Pâris, un manuscrit in-folio, coté sous le n°4772 ou 4772, nous ne nous le rappelons plus bien, ayant pour titre :
« Mémoire de M. le comte de la Fère, concernant queles-uns des évènemens qui se passèrent en France vers la fin du règne du roi Louis XIII et le commencement du règne de Louis XVI. »
On devine si notre joie fut grande lorsqu’en feuilletant ce manuscrit, notre dernier espoir, nous trouvâmes à la vingtième page le nom d’Athos, à la vingt-septième le nom de Porthos, et à la trente-et-unième le nom d’Aramis.
La découverte d’un manuscrit complètemen tinconnu dans une époque où la science historique est poussée à un si haut degré, nous parut une trouvaille presque miraculeuse. Aussi nous hâtâmes-nous de solliciter la permission de le faire imprimer, dans le but de nous présenter un jour avec le bagage des autres à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, si nous n’arrivons, chose fort probable, à entrer à l’Académie française avec notre propre bagage.
Cette permission, nous devons le dire, nous fut gracieusement accordée, ce que nous consignons ici, pour donner un démenti public aux malveillans qui prétendent que nous vivons sous un gouvernement assez médiocrement disposé à l’endroit des gens de lettres.
Or, c’est la première partie de ce précieux manuscrit que nous offrons aujourd’hui à nos lecteurs, en lui restituant le titre qui lui convient, prenant l’engagement, si, comme nous n’en doutons pas, cette première partie obtient le succès qu’elle mérite, de publier incessamment la seconde.
En attendant, comme le parrain est un second père, nous invitons nos lecteurs à s’en prendre à nous, et non au compte de La Fère, de son plaisir ou de son ennui.
Cela pesé, passons à notre histoire.
Le texte original de Alexandre Dumas, édité à Paris en 1849 chez ?
CHAPITRE PREMIER
LES TROIS PRESENTS DE MONSIEUR D’ARTAGNAN PERE.
LE premier lundi du mois d'avril 1626, le bourg de Meung, où naquit l'auteur du Roman de la Rose, semblait être dans une révolution aussi entière que si les huguenots en fussent venus faire une seconde Rochelle. Plusieurs bourgeois, voyant s'enfuir les femmes le long de la grande rue, entendant les enfants crier sur le seuil des portes, se hâtaient d'endosser la cuirasse, et appuyant leur contenance quelque peu incertaine d'un mousquet ou d'une pertuisane, se dirigeaient vers l'hôtellerie du Franc-Meunier, devant laquelle s'empressait, en grossissant de minute en minute, un groupe compacte, bruyant et plein de curiosité.
En ce temps-là les paniques étaient fréquentes, et peu de jours se passaient sans qu'une ville ou l'autre enregistrât sur ses archives quelque événement de ce genre. Il y avait les seigneurs qui guerroyaient entre eux ; il y avait le cardinal qui faisait la guerre au roi et aux seigneurs; il y avait l'Espagnol qui faisait la guerre aux seigneurs, au cardinal et au roi. Puis, outre ces guerres sourdes ou publiques, secrètes ou patentes, il y avait encore les voleurs, les mendiants, les huguenots, les loups et les laquais, qui faisaient la guerre à tout le monde. Les bourgeois s'armaient toujours contre les voleurs, contre les loups, contre les laquais ; — souvent contre les seigneurs et les huguenots; — quelquefois contre le roi ; — mais jamais contre le cardinal et l'Espagnol. Il résulta donc de ces habitudes prises, que ce susdit premier lundi du mois d'avril 1626, les bourgeois en tendant du bruit, et ne voyant ni le guidon jaune et rouge, ni la livrée du duc de Richelieu, se précipitèrent du côté de l'hôtel du Franc-Meunier.
Arrivé là, chacun put reconnaître la cause de cette rumeur.
Un jeune homme... — traçons son portrait d'un seul trait de plume : — figurez-vous don Quichotte à dix-huit ans; don Quichotte décorcelé, sans haubert et sans cuissard ; don Quichotte revêtu d'un pourpoint de laine, dont la couleur bleue s'était transformée en une nuance insaisissable de lie de vin et d'azur céleste. Visage long et brun ; la pommettedes joues saillante, signe d'astuce; les muscles maxillaires énormément développés, indice infaillible où l'on reconnaîtle Gascon, même sans béret, et notre jeune homme portait un béret orné d'une espèce de plume; l'oeil ouvert et intelligent; le nez crochu, mais finement dessiné; trop grand pour un adolescent, trop petit pour un homme fait, et qu'un œil exercé eût pris pour un fils de fermier en voyage, sans la longue épée qui, pendue à un baudrier de peau, battait les mollets de son propriétaire, quand il était à pied, et le poil hérissé de sa monture quand il était à cheval.
(…) Le même jour le jeune homme se mit en route, muni des trois présents paternels,et qui se composaient, ainsi que nous l'avons dit, de quinze écus, du cheval et de la lettre pour M. de Tréville ; commeon le pense bien, les conseils avaient été donnés pâr-dessus le marché. Avec un pareil vade mecum, Artagnan se trouva, au moral comme au physique, une copie exacte du héros dé Cervantes, auquel nous l'avons si heureusement comparé lorsque nos devoirs d'historien nous ont faitune nécessité de tracer son portrait. Don Quichotte prenait les moulins à vent pour des géants et les moutons pour des armées ; Artagnan prit chaque sourire pour une insulte et chaque regard pour une provocation. Il en résulta qu'il eut toujours le poing fermé depuis Tarbes jusqu'à Meung, et que l'un dans l'autre il porta la main au pommeau de son épée dix fois par jour; toutefois, le poing ne descendit sur aucune mâchoire, et l'épée ne sortit point du fourreau. Ce n'est pas que la vue du malencontreux bidet jaune n'épanouît bien des sourires sur les visages des passants ; mais, comme au-dessus du bidet sonnait une épée de taille respectable et qu'au-dessus de cette épée brillait un œil plutôt féroce que fier, les passants réprimaient leur hilarité, ou si l'hilarité l'emportait sur la prudence, ils tâchaientau moins de ne rire que d'un seul côté, comme les masques antiques. D'Artagnan demeura donc majestueux et intact dans sa susceptibilité jusqu'à cette malheureuse ville de Meung.
Mais là, comme il descendait de cheval à la porte du Franc-Meunier sans que personne, hôte, garçon ou palfrenier, fût venu lui tenir l'étrier, d'Artagnan avisa à une fenêtre entrouverte du rez-de-chaussée un gentilhomme de belle taille et de haute mine, quoique au visage légèrement renfrogné lequel causait avec deux personnes qui paraissaient l'écouter avec déférence. D'Artagnan crut tout naturellement, selon son habitude, être l'objet de la conversation et tendit l'oreille. Cette fois d'Artagnan ne s'était trompé qu'à moitié : ce n'était pas de lui qu'il était question, mais de son cheval. Le gentilhomme paraissait énumérer à ses auditeurs toutes les qualités de l'animal, et comme, ainsi que je l'ai dit, les auditeurs semblaient avoir une grande déférence pour le narrateur, ils éclataient de rire à tout moment. Or, comme un demi-sourire suffisait pour éveiller l'irascibilité du jeune homme, on comprend quel effet produisit sur lui tant de bruyante hilarité.
Cependant d'Artagnan voulut d'abord se rendre compte de la physionomie de l'impertinent qui se moquait de lui. Il fixa son regard fier sur l'étranger, et reconnut un homme de quarante à quarante-cinq ans, aux yeux sombres et perçants, au teint pâle, au nez fortement accentué, à la moustache noire et parfaitement taillée : il était vêtu d'un pourpoint et d'un haut-de-chausses violet avec des aiguillettes de même couleur, sans aucun ornement que les crevés habituels par lesquels passait la chemise. Ce haut-de-chausses et ce pourpoint, quoique neufs, paraissaient froissés comme le sont les habits de voyage longtemps renfermés dans un porte-manteau. D'Artagnan fit toutes ces remarques avec la rapidité de l'observateur le plus minutieux, et sans doute par un sentiment instinctif qui lui disait que cet inconnu devait avoir une grande influence sur sa vie à venir.
Or, comme au moment où d'Artagnan fixait son regard sur le gentilhomme au pourpoint violet, le gentilhomme faisait à l'endroit du bidet béarnais une de plus ses savantes et de ses plus profondes démonstrations,ses deux auditeurs éclatèrent de rire, et lui-même laissa visiblement, contre son habitude, errer, si l'on peut parler ainsi, un pâle sourire sur son visage. Cette fois, il n'y avait plus de doute : d'Artagnan était réellement insulté.
(…)
M. de Tréville, après avoir écrit la lettre, la cacheta, et se levant s'approcha du jeune hommepour la lui donner ; mais au moment même où d'Artagnan étendait la main pour la recevoir, M. de Tréville fut bien étonné de voir son protégé faire un soubresaut, rougir de colère et s'élancer hors du cabinet en criant : — Ah, sangdieu ! il ne m'échappera pas, cette —Et qui cela ? demanda M. de Tréville.
— Lui, mon voleur ! répondit d'Artagnan. Ah ! traître !
Et il disparut.
— Diable de fou ! murmura M. de Tréville. A moins toutefois, ajouta-t-il, que ce ne soit une manière adroite de s'esquiver, en voyant qu'il a manqué son coup !
CHAPITRE IV
L'ÉPAULE D'ATHOS, LE BAUDRIER DE PORTHOS
ET LE MOUCHOIR D'ARAMIS.
D'ARTAGNAN, furieux, avait traversé l'antichambre en trois bonds et s'élançait sur l'escalier, dont il comptait descendre les degrés quatre à quatre, lorsque, emporté par sa course, il alla donner tête baissée dans un mousquetaire qui sortait de chez M. de Tréville par une porte de dégagement, et le heurtant du front à l'épaule, lui fit pousser un cri ou plutôt un hurlement.
—Excusez-moi, dit d'Artagnan, essayant de reprendre sa course, excusez-moi, mais je suis pressé.
A peine avait-il descendu le premier escalier, qu'un poignet de fer le saisit par son écharpe et l'arrêta.
— Vous êtes pressé! s'écria le mousquetaire, pâle comme un linceul ; sous ce prétexte vous me heurtez, vous dites : « Excusez-moi, » et vous croyez que cela suffit? Pas tout à fait mon jeune homme. Croyez-vous, parce que vous avez entendu M. de Tréville nous parler un peu cavalièrement aujourd'hui, que l'on peut nous traiter comme il nous parle ? Détrompez-vous, compagnon; vous n'êtes pas M. de Tréville, vous.
— Ma foi, répliqua d'Artagnan, qui reconnut Athos, lequel, après le pansement opéré par le docteur, regagnait son appartement; ma foi, je ne l'ai pas fait exprès, et ne l'ayant pas fait exprès, j'ai dit : « Excusez-moi. » Il me semble donc que c'est assez. Je vous répète cependant, et cette fois c'est trop peut-être, que, parole d'honneur, je suis pressé, très pressé. Lâchez-moi donc, je vous prie, et laissez-moi aller ou j'ai affaire,
— Monsieur, dit Athos en le lâchant, vous n'êtes pas poli. On voit que vous venez de loin.
D'Artagnan avait déjà enjambé trois ou quatre degrés, mais, à la remarque d'Athos il s'arrêta court.
— Morbleu ! monsieur, dit-il, de si loin que je vienne, ce n'est pas vous qui me donnerez une leçon de belles manières, je vous en préviens.
— Peut-être, dit Athos.
— Ah ! si je n'étais pas si pressé, s'écria d'Artagnan, et si je ne courais pas après quelqu'un...
— Monsieur l'homme pressé, vous me trouverez sans courir, moi, entendez-vous ?
— Et où cela, s'il vous plaît ?
— Près des Carmes-Deschaux.
— A quelle heure?
— Vers midi.
— Vers midi, c'est bien, j'y serai.
— Tâchez de ne pas trop me faire attendre, car à midi un quart je vous préviens que c'est moi qui-courrai après vous et vous couperai les. oreilles à là course.
— Bon ! lui cria d'Artagnan ; on y sera à midi moins dix minutes.
Et il se remit à courir comme si le diable l'emportait, espérant retrouver encore son inconnu, que son pas tranquille ne devait pas avoir conduit bien loin.
Mais à la porte de la rue causait Porthos avec un soldat aux gardes. Entre les deux causeurs il y avait juste l'espace d'un homme. D'Artagnan crut que cet espace lui suffirait, et il s'élança pour passer comme une flèche entre eux deux.
Mais d'Artagnan avait compté sans le vent. Comme il allait passer, le vent s'engouffra dans le long manteau de Porthos, et d'Artagnan vint donner droit dans le manteau. Sans doute Porthos avait des raisons de ne pas abandonner cette partie essentielle de son vêtement, car, au lieu de laisser aller le pan qu'il tenait, il tira à lui, de sorte que d'Artagnan s'enroula dans le velours par un mouvement de rotation qu'explique la résistance de l'obstiné Porthos.
D'Artagnan, entendant jurer le mousquetaire, voulut, sortir de dessous le manteau qui l'aveuglait et chercha son chemin dans les plis. Il redoutait surtout d'avoir porté atteinte à la fraîcheur du magnifique baudrier que nous connaissons; mais en ouvrant timidement les yeux, il se trouva le nez collé entre les deux épaules de Porthos, c'est-à-dire précisément sur le baudrier. Hélas! comme la plupart des choses de ce monde, qui n'ont pour elles que l'apparence, le baudrier était d'or par devant et de simple buffle par derrière. Porthos, en vrai glorieux qu'il était, ne pouvant avoir un baudrier d'or tout entier, en avait au moins la moitié : on comprenait dès lors la nécessité du rhume et l'urgence du manteau.
— Vertubleu ! cria Porthos, faisant tous ses efforts pour se débarrasser de d'Artagnan qui lui grouillait dans le dos, vous êtes donc enragé, de vous jeter comme cela sur les gens !
— Excusez-moi, dit d'Artagnan, reparaissant sous l'épaule du géant, mais je suis très pressé, je cours après quelqu'un, et.... — Est-ce que vous oubliez vos yeux quand vous courez, par hasard ? demanda Porthos.
— Non, répondit d'Artagnan piqué, non, et grâce à mes yeux, je vois même ce que les autres ne voient pas.
Porthos comprit ou ne comprit pas ; toujours est-il que se laissant aller à sa colère :
— Monsieur, dit-il, vous vous ferez étriller, je vous en préviens, si vous vous frottez ainsi aux mousquetaires.
— Etriller, monsieur ? dit d'Artagnan, le mot est dur.
— C'est celui qui convientà un homme habitué à regarder en face ses ennemis.
— Ah ! pardieu, je sais bien que vous ne tournez pas le dos aux vôtres, vous.
Et le jeune homme, enchanté de son espiéglerie, s'éloigna en riant à gorge déployée.
Porthos écuma de rage et fit un mouvement pour se précipiter sur d'Artagnan.
— Plus tard, plus tard, lui cria celui-ci ; quand vous n'aurez plus votre manteau.
—A une heure donc, derrière le Luxembourg.
—Très bien, à une heure, répondit d'Artagnanen tournant l'angle de la rue.
Mais ni dans la rue qu'il venait de parcourir, ni dans celle qu'il embrassait maintenant du regard, il ne vit personne. Si doucement qu'eût marché l'inconnu, il avait gagné du chemin; peut-être aussi était-il entré dans quelque maison. D'Artagnan s'informa de lui à tous ceux qu'il rencontra;, descendit jusqu'au bac, remonta par la rue de Seine et la Croix-Rouge; mais rien ne se trouva, absolument rien. Cependant cette course lui fut profitable en ce sens qu'à mesure que la sueur inondait son front, son coeur se refroidissait.
(…)
Allons, d'Artagnan, mon ami continua-t-il, se parlant à lui-même avec toute l'aménité qu'il croyait se devoir, si tu en réchappes, ce qui n'est pas probable, il s'agit d'être a l'avenir d'une politesse parfaite. Désormais il faut qu'on t'admire, qu'on te cite comme modèle. Être prévenant et poli, ce n'est pas être lâche. Regarde plutôt Aramis : Aramis, c'est la douceur, c'est la grâce en personne. Eh bien ! quelqu'un s'est-il jamais avisé de dire qu'Aramis était un lâche ? non, bien certainement, et désormais je veux en tous points me modeler sur lui. Ah ! justement le voici.
D'Artagnan, tout en marchant et en monologuant, était arrivé à quelques pas de l'hôtel d'Aiguillon, et devant cet hôtel il avait aperçu Aramis causant gaîment avec trois gentilshommes des gardes du roi. De son côté, Aramis aperçut d'Artagnan ; mais comme il n'oubliait pas que c'était devant ce jeune homme que M. de Tréville s'était si fort emporté le matin, et qu'un témoin des reproches que les mousquetaires avaient reçus ne lui était d'aucune façon agréable, il fit semblant de ne le point voir. D'Artagnan, tout entier au contraire à ses plans de conciliation et de courtoisie, s'approcha des quatre jeunes gens en leur faisant un grand salut accompagné du plus gracieux sourire. Aramis inclina légèrement la tête, mais ne sourit point. Tous quatre, au reste interrompirent à l'instant même leur conversation.
D'Artagnan n'était pas assez niais pour ne pas s'apercevoir qu'il était de trop-; mais il n'était point encore assez rompu aux façons du beau monde pour se tirer galamment d'une situation fausse comme l'est en général celle d'un homme qui est venu se mêler à des gens qu'il connaît à peine, et à une conversation qui ne le regarde pas. Il cherchait donc en lui-même un moyen de faire sa retraite le moins gauchement possible, lorsqu'il remarqua qu'Aramis avait laissé tomber son mouchoir, et par mégarde, sans doute, avait mis le pied dessus ; le moment lui parut arrivé de réparer son inconvenance; il se baissa, et de l'air le plus gracieux qu'il put trouver, il tira le mouchoir de dessous le pied du mousquetaire, quelques efforts que celui-ci fît pour le retenir, et lui dit en le lui remettant :
—Je crois, monsieur, que voici un mouchoir que vous seriez fâché de perdre.
Le mouchoir était en effet richement brodé et portait une couronne et des armes à l'un de ses coins. Aramis rougit excessivement et arracha plutôt qu'il ne prit le mouchoir des mains du Gascon.
— Ah, ah ! s'écria un des gardes ; diras-tu encore discret, Aramis, que tu es mal avec Mme de Bois-Tracy, quand cette gracieuse dame a l'obligeance de te prêter ses mouchoirs ?
Aramis lança à d'Artagnan un de ces regards qui font comprendre à un homme qu'il vient de s'acquérir un ennemi mortel; puis, reprenant son air doucereux :
— Vous vous trompez, messieurs, dit-il, ce mouchoir n'est pas à moi, et je ne sais pourquoi monsieur a eu la fantaisie de me le remettre plutôt qu'à l'un de vous, et la preuve de ce que je dis, c'est que voici le mien dans ma poche.
A ces mots, il tira son propre mouchoir, mouchoir fort élégant aussi et de fine batiste, quoique la batiste fût chère à cette époque, mais mouchoir sans broderie, sans armes et orné d'un seul chiffre, celui de son propriétaire.
Cette fois d'Artagnan ne souffla pas lé mot : il avait reconnu sa bévue. Mais les amis d'Aramis ne se laissèrent pas convaincre par ses dénégations, et l'un d'eux s'adressant au jeune mousquetaire avec un sérieux affecté :
— Si cela était, dit-il, ainsi que tu le prétends, je serais forcé, mon cher Aramis, de te le redemander, car, comme tu le sais, Bois-Tracy est de mes intimes, et je ne veux pas qu'on fasse trophée des effets de sa femme.
— Tu demandes cela mal, répondit Aramis, et tout en reconnaissant là justesse de ta réclamation quant au fond, je refuserais à cause de la forme.
— Le fait est, hasarda timidement d'Artagnan, que je n'ai pas vu sortir le mouchoir de la poche de M. Aramis. Il avait le pied dessus, voilà tout, et j'ai pensé que, puisqu'il avait le pied dessus, le mouchoir était à lui.
— Et vous vous êtes trompé, mon cher monsieur, répondit froidement Aramis, peu sensible à la réparation ; puis, se retournant vers celui des gardes qui s'était déclaré l'ami de Bois-Tracy : —D'ailleurs, continua-t-il, je réfléchis, mon cher intime de Bois-Tracy, que je suis son ami non moins tendre que tu peux l'être toi-même, de sorte qu'à la rigueur, ce mouchoir peut aussi bien être sorti de ta poche que de la mienne.
— Non, sur mon honneur, s'écria le garde de Sa Majesté.
— Tu vas jurer sur ton honneur, et moi sur ma parole, et alors il y aura évidemment un de nous deux qui mentira. Tiens, faisons mieux, Montaran, prenons-en chacun la moitié.
— Du mouchoir ?
— Oui.
— Parfaitement, s'écrièrent les deux gardes, — le jugement du roi Salomon. Décidément, Aramis, tu es plein de sagesse.
Les jeunes gens éclatèrent de rire et, comme on le pense bien, l'affaire n'eut pas d'autre suite. Au bout d'un instant, la conversation cessa et les trois gardes et le mousquetaire, après s'être cordialement serré la main, tirèrent, les trois gardes de leur côté , et Aramis du sien.
—Voilà le moment de faire ma paix avec ce galant homme, se dit à part lui D'Artagnan, qui s'était tenu un peu à l'écart pendant toute la dernière partie de cette conversation; et, sur ce bon sentiment, se rapprochant d'Aramis qui s'éloignait sans faire autrement attention à lui :
—Monsieur, lui dit-il, vous m'excuserez, je l'espère.
—Ah! monsieur, interrompit Aramis, permettez-moi de vous faire observer que Vous n'avez point agi en cette circonstance comme un galant homme le devait faire.
— Quoi, monsieur, s'écria d'Artagnan, vous supposez..
— Je suppose, monsieur, que vous n'êtes pas un sot, et que vous savez bien, quoique arrivant de Gascogne, qu'on ne marche pas sans cause sur les mouchoirs de poche. Que diable ! Paris n'est point pavé en batiste.
— Monsieur, Vous avez tort de chercher à m'humilier, dit d'Artagnan, chez qui le naturel querelleur commençait à parler plus haut que les résolutions pacifiques. Je suis de Gascogne, c'est vrai, et, puisque vous le savez, je n'aurai pas besoin de vous dire que les Gascons sont peu endurants, de sorte que lorsqu'ils se sont excusés' une fois, fût-ce d'une sottise, ils sont convaincus qu'ils ont déjà fait moitié plus qu'ils ne devaient faire.
— Monsieur, ce que je vous en dis, répondit Aramis, n'est point pour vous chercher une querelle. Dieu merci! je ne suis pas un spadassin, et n'étant mousquetaire que par intérim, je ne me bats que lorsque j'y suis forcé et toujours avec une grande répugnance. Mais, cette fois, l'affaire est grave, car voici une dame compromise par vous.
— Par nous, c'est-à-dire ! s'écria d'Artagnan.
— Pourquoi avez-vous eu la maladresse de me rendre ce mouchoir?
— Pourquoi avez-vous eu la maladresse de le laisser tomber ?
— J'ai dit et je répète, monsieur, que ce mouchoir n'est point sorti de ma poche.
— Eh bien ! vous en avez menti deux fois, monsieur ! car je l'en ai vu sortir, moi!
— Ah ! vous le prenez sur ce ton, monsieur le Gascon ? eh bien ! je vous apprendrai à vivre !
— Et moi je vous renverrai à votre messe, monsieur l'abbé ! Dégainez, s'il vous plaît, et à l'instant même.
— Non pas, mon bel ami, non pas ici, du moins. Ne voyez-vous pas que nous sommes en face de l'hôtel d'Aiguillon, lequel est plein de créatures du cardinal? Qui me dit que ce n'est pas Son Éminence qui vous a chargé de lui procurer ma tête ? Or, j'y tiens ridiculement, à ma tête, attendu qu'elle me semble aller assez, correctement à mes épaules. Je veux donc vous tuer, soyez tranquille, mais vous tuer tout doucement, dans un endroit clos et couvert, là où vous ne puissiez vous vanter de votre mort à personne.
— Je le veux bien, mais ne vous y fiez pas, et emportez votre mouchoir, qu'il vous appartienne ou non ; peut-être aurez-vous l'occasion de vous en servir.
— Monsieur est Gascon ? demanda Aramis.
— Oui, mais monsieur ne remet pas un rendez-vous pas prudence.
—La prudence, monsieur, est une vertu assez mutile aux mousquetaires, je le sais, mais indispensable aux gens d'église, et comme je ne suis mousquetaire que provisoirement, je tiens à rester prudent. A deux heures, j'aurai l'honneur de vous attendre à l'hôtel de M. de Tréville. Là je vous indiquerai les bons endroits.
Les deux jeunes gens se saluèrent, puis Aramis s'éloigna en remontant la rue qui conduisait au Luxembourg, tandis que d'Artagnan, voyant que l'heure s'avançait, prenait le chemin des Carmes-Deschaux tout en disant à part soi : — Décidément je n'en puis pas revenir ; mais au moins, si je suis tué, je serai tué par un mousquetaire.
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